On vit dans un monde qui n’arrive plus à enregistrer les nouvelles découvertes avant même qu’elles ne soient périmées, où la recherche scientifique avance avec des pas de géant vers la résolution des problèmes les plus complexes où la logique de la consommation des biens matériels, culturels, ludiques, a pris une telle ampleur, que même la crise économique mondiale et l’ambiance de morosité qui s’installe n’arrivent plus à freiner. L’émergence de la « société de désinhibition » (Ehrenberg), amène l’apparition des nouvelles conduites addictives, les « toxicomanies sans drogues ». De plus en plus acceptées -le jeu pathologique, l’achat compulsif, la sexualité pathologique- ces conduites représentent l’investissement à l’instar de la drogue d’un comportement, d’une situation voire d’une relation affective.
L’apparition et le développement de l’Internet, le « réseau des réseaux », fruit du mariage du savoir-faire dans les domaines des télécommunications, des techniques d’imagerie et de visualisation les plus perfectionnées et des technologies informatiques qui allient puissance, rapidité, finesse, est une réalisation des plus remarquables de cette fin de millénaire. L’expression « surfer sur le Web », renvoie automatiquement à l’image de l’océan planétaire mais aussi de la connaissance. La surface de surf est immense, l’horizon -symbole de limite- laisse la place à une autre immensité. Cette répétition infinie symbolise un nouveau rapport au savoir. Le savoir linéaire, livresque, compact est remplacé par le savoir continu, en cascade, construit sur un modèle envoûtant, absorbant. La révolution cybernétique (en grec kûbernan signifiant gouverner) amène la cyberculture, la communication synchrone et asynchrone de l’information.
L’Internet allie les avantages offerts par la facilité de communication sans frontières et sans limites, la convivialité de travail, la qualité, la précision et la rapidité des moyens de recherche, l’étendue de ses réseaux, mais aussi d’un espace ludique interactif et d’un moyen sans précèdent en terme d’accessibilité pour effectuer des échanges et des achats on-line. Mais le plus attrayant, reste le développement du monde virtuel, qui se mélange avec le monde réel, avec la représentation du monde de l’imaginaire. La question qui se pose, est de savoir s’il y a complémentarité entre les deux mondes, plus précisément si le monde virtuel n’est pas en train de se substituer à l’autre et d’apparaître effectivement plus disponible, plus facile à vivre et à supporter que le monde réel. Il faut se rappeler que les représentations virtuelles sont avant tout des constructions mentales basées sur les modèles que nous nous formons de la réalité, avec la force et les limites de ces modèles.
Actuellement, l’Internet est devenu plus qu’une grande base de données, plus qu’un moyen fiable et de qualité permettant des communications rapides en temps réel. Par sa facilité d’accès, par sa connotation scientifique et la note d’acceptation sociale qui l’accompagne, l’Internet devient facilement objet d’abus. Dans les données scientifiques provenant d’outre-Atlantique, on parle de plus en plus des cybériens, des cyberaddictifs – ces « accros » de la connexion et de la communication, ces drogués du virtuel qui passent des heures et des heures on-line, afin de visiter et d’habiter le plus longtemps possible la communauté virtuelle, dans le Cyberland, expression idéalisée du village planétaire de McLuhan.
C’est Otto Fenichel en premier (1949), qui a soulevé la question des « toxicomanies sans drogues ». Depuis, plusieurs auteurs ont traité le sujet, certains préférant garder le terme addiction pour les toxicomanies aux différentes substances psychoactives -Walker en 1989, Rachlin en 1990. Pour certains auteurs, les critères similaires peuvent être appliqués aux troubles du comportement alimentaire -Lacey en 1993, aux jeux pathologiques- Griffiths en 1991 ou Valleur en 1997, aux jeux vidéo – Keepers en 1990. Actuellement le concept d’Internet Addiction -impliquant la présence de plusieurs critères DSM IV de l’addiction- est reconnu par plusieurs spécialistes (Brenner, 1996; Griffiths, 1997; Scherer, 1996; Vélea, 1997; Young, 1996).
Afin de structurer les notions nécessaires à l’acceptation de la cyberaddiction comme nouvelle conduite addictive, il semble nécessaire de prendre en compte la nature des plaisirs fournis et entretenus par l’addiction, réfléchir aux motivations qui attirent, entraînent et maintiennent le sujet dans la spirale de la consommation. Les cyberdépendants sont des gens qui dans leurs efforts de combler un vide identificatoire, se heurtent aux obstacles souvent imaginaires, avec des combats qu’ils estiment perdus d’avance ou sans intérêts, situations qui vont engendrer inévitablement des frustrations, des phénomènes anxieux, des troubles de comportements.
Le remplacement du réel par le virtuel est la seule manière concevable de vivre. Selon Ivan K. Goldberg : « l’Addiction Internet, peut déterminer la négation ou l’évitement d’autres problèmes de la vie courante ». La conduite addictive, traduit l’immaturité socio-affective qui détermine l’impossibilité de se construire une identité psychosociale véritable, solide. La situation est amplifiée par la coexistence d’un sentiment de non-valeur personnelle, de non-reconnaissance. Les personnes dépendantes ont le sentiment d’être seules, isolées, incomplètes narcissiquement, état qui les amènent à investir et accorder un potentiel narcissique réparateur de leur angoisse prédépressive, aux différents objets et situations qui pourront engendrer par la suite différentes conduites addictives. Le groupe des cybériens, essaie de retrouver une famille en tant que milieu affectif privilégié ou les thèmes cosmiques, érotiques et sensuels sont prépondérants. La consommation d’hallucinogènes, comme la manifestation des conduites addictives, est accompagnée d’une lucidité relative avant d’accomplir l’expérience. Malgré cette lucidité, le sujet ne peut pas s’empêcher de passer à l’acte.
Un système de Réalité Virtuelle est une simulation par ordinateur dans laquelle le graphisme est utilisé pour créer un monde qui semble réaliste. Le monde synthétisé n’est pas statique, il répond aux ordres de l’utilisateur (gestes, paroles ou toutes autres commandes extérieures). La RV implique des interactions à travers de multiples canaux sensoriels : vision, toucher, odorat, goût. La réalité virtuelle ne doit pas être confondue avec la réalité augmentée. Avec cette dernière, l’utilisateur interagit avec le monde réel par les voies naturelles et simultanément il utilise les informations synthétiques qui l’aide à mieux appréhender son environnement. Les informations virtuelles, viennent renforcer la perception de la réalité. Plutôt que de plonger l’homme dans un monde artificiel, la réalité augmentée propose d’enrichir son environnement naturel.
On peut considérer que la plupart des domaines de la vie courante peuvent et pourront un jour bénéficier de la RV. Le domaine ludique et culturel, l’éducation, mais aussi la haute technologie – militaire, aéronautique, la médecine exploratrice et interventionniste, sont déjà des domaines privilégiés de recherche. La conduite addictive ayant comme objet l’Internet, est souvent accompagnée d’une ou plusieurs autres conduites, sous forme complète ou partielle, ce qui me fait penser, à une problématique de type polyaddictive.
Les ergomanes ou les workaholics, représentent la catégorie assez répandue des dépendants au travail. Leur souci majeur est lié à la productivité, le besoin pathologique, permanent de perfection, étant omniprésent. Pour une grande partie des internautes, le travail sur ordinateur, en connexion sur le Web, offre la possibilité d’accomplir et de rencontrer l’objet de leur dépendance. Ces travailleurs compulsifs privilégient le travail au détriment des loisirs et relations interpersonnelles. Afin de garder les mêmes performances, la plupart des ergomanes ont recours aux substances excitantes, les « uppers » (ex. la cocaïne).
La « Conversation Assistée par Ordinateur » et l’addiction communicationnelle, s’exprime par des longues heures passées en connexion, l’image type des cyberdépendants, étant celle des personnes qui ont des difficultés de communication, qui ont une notion spatio-temporelle altérée et qui cherchent sans cesse un moyen pour exprimer leur mal de vivre. Le courrier électronique e-mail est un autre aspect de l’addiction communicationnelle, asynchrone : le désir intense d’en recevoir, la déception quand on en a pas reçu.
Les grands cyberaddictifs internautes, répondent aux critères d’inclusion dans la catégorie des joueurs pathologiques. L’état que le DSM-IV classe parmi les » Troubles du contrôle des impulsions non classés ailleurs « , est caractérisé par la préoccupation pour le jeu, la tendance à augmenter la durée, l’incapacité à mettre un terme à la conduite, l’impossibilité de résister aux impulsions. Même si on ne peut pas parler d’un véritable syndrome de sevrage dans le sens où l’on en parle dans d’autres pharmacodépendances, on aurait pourtant retrouvé des manifestations corporelles lors de la cessation du comportement.
L’exemple des jeux électroniques – comme le célèbre Tamagotchi (« adorable petit ouf » en japonais) – font souvent appel aux émotions et affects forts des enfants. Selon D. Ichbiah, journaliste spécialisé dans l’univers « cyber », ce type de jeu, réalise une véritable prise d’otage affective avec la réalisation d’un fort sentiment de culpabilité. La relation qui s’installe entre l’enfant et son jouet est très forte et réalise un asservissement technologique au détriment de la vie sociale et familiale. Un jeu plus évolué « FinFin », met au premier plan un dauphin crée par images de synthèse, qui vit, rentre en relation avec les enfants et les adultes. Eteindre son ordinateur et envoyer dans le néant son « ami » devient un geste difficile à réaliser et très culpabilisant.
L’achat compulsif est un comportement permanent ou intermittent, caractérisé par une irrésistible envie d’acheter, une tension avant le comportement et sa résolution par la réalisation d’achats. Ce qui est plus ou moins spécifique pour ce genre de comportement, c’est l’acte d’acheter par rapport à la simple possession de l’objet. L’Internet offre une facilité immense pour effectuer ses achats, avec une composante nouvelle : l’achat en direct. Cela a engendré aux Etats-Unis un véritable fléau social, appelé buying spree – frénésie d’acheter.
Le concept d’addiction sexuelle, figure implicitement dans le DSM-IV, dans les » Troubles du contrôle des impulsions « . Pour Reed et Blaine, les addictions sexuelles se caractérisent par une incapacité à établir une relation saine et gratifiante avec le partenaire, par l’apparition pendant l’acte sexuel d’un vécu de déréalisation, par la négligence de son entourage au profit de son comportement sexuel. Pour le cybernaute présentant un comportement addictif sexuel, l’univers sans barrières et sans limites de l’Internet, lui offre le choix et la possibilité d’accéder à ses pulsions et à ses fantasmes les plus intimes.
Au début des années quatre-vingt-dix, avec le développement des techniques du multimédia et surtout avec la montée du Web, les universités américaines ont pu constater, avec une réelle inquiétude, le nombre grandissant des jeunes étudiants présentant les signes de cette nouvelle forme de comportement addictif : la cyberdépendance. Les enquêtes publiées aux USA par les enseignants du cycle universitaire, font part des cas concrets, répondant à tous les critères de classification des dépendances. Ainsi, une association d’aide aux cyberdépendants crée par le psychiatre nord-américain, Ivan K. Goldberg, affiche dans sa page d’information sur le Web les critères typiques de l’Internet Addiction Disorders (IAD), critères qui sont calqués sur ceux de la DSM-IV. La dépendance est manifeste dans le cas d’une utilisation disproportionnée, mal adaptée de l’Internet, conduisant à une perturbation définie des critères, sur une période d’au moins 12 mois.
La Société Américaine de Psychologie, a présenté une étude réalisée par Kimberly Young, Université de Pittsburgh-Bradford, portant sur 396 hommes et femmes, qui se connectent en moyenne sur Internet pendant 38 heures par semaine. L’article dresse le constat de l’existence d’une vraie addiction, qui peut détruire les relations personnelles et de travail de ces utilisateurs obsessionnels, en les amenant à la perte de leur travail et à une désinsertion socioprofessionnelle. Les personnes atteintes des conduites addictives rapportées à l’Internet, ne sont pas des » ados farfelus « , mais la plupart sont d’âge moyen, donnant l’impression d’être au sommet de leurs rendements et capacités. Les grands usagers on-line, présentent tous les critères psychiatriques du DSM-IV applicables aux alcooliques et aux grands toxicomanes.
Les cas des cyberaddictifs ressemblent beaucoup aux situations qu’on rencontre généralement dans la pratique quotidienne avec les toxicomanes, compte tenu des traits psychologiques des sujets et les effets obtenus par la prise d’une substance. Ces effets pourraient être une tentative de résolution d’un problème, la recherche répétitive du plaisir. Il en découle en parallèle une modification du contexte socio-familial. On peut penser que le sujet est empreint par l’ambivalence : d’un côté l’envie d’arrêter le produit et de l’autre l’incapacité de contrôler ses pulsions. Ainsi, comme le soulignait Stanton Peele, » la personne se détourne de tous les autres centres d’intérêts, avec l’incapacité de choisir de ne pas réaliser le geste addictif « .
La difficulté de la prise en charge des cyberaddictifs est d’autant plus grande que dans le cas des » toxicomanie sans drogues » la reconnaissance de se dépendance est difficile. Les thérapeutes sont d’accord sur le fait que les cyberdépendants, chacun avec sa spécificité et sa personnalité, ont droit à un regard différent, à une approche thérapeutique adaptée au cas par cas. L’expérience confirme que l’étape la plus importante dans le déclenchement d’une prise en charge et qui aura les meilleures chances d’aboutissement, passe d’abord par la reconnaissance de sa dépendance. Une partie des thérapeutes, considère que les thérapies les mieux adaptées sont les psychothérapies de type analytique, qui utilisent comme support principal le langage verbal en tant qu’expression sonore de la pensée.
Un tel langage doit être réhabilitédans sa fonctionnalité. La fonction de penser, qui pour les cyberaddictifs est plus importante que l’expression orale, doit être investie afin d’aboutir à la restauration de la parole. Nouer ou renouer des liens de solidarité et d’entraide, rétablir des relations humaines, aidera les gens à parler d’eux-mêmes. Pour certains, il faut soutenir les sujets afin de gérer leurs comportements en les aidant à prendre conscience des facteurs qui contribuent à l’apparition de l’addiction (réactions au stress, traits de personnalité…), des effets de leurs comportements et de les aider à aménager leurs réponses d’une manière plus pertinente. La resocialisation des sujets peut se faire par la mise en place des groupes de paroles directes, en ‘face à face’, en associant des ex-internautes dépendants, avec un suivi au long cours. Cela implique également un réseau d’intervenants préparés à comprendre leur mode particulier de relation aux objets.
Sur ce sujet, les expériences nord-américaines sont assez complètes, avec cependant une critique concernant la faible importance accordée à la prise en charge thérapeutique individuelle, l’accent étant mis sur les thérapies de groupe. La partie sur laquelle ils ont une avancée est la mise en place de sites Internet (peut-on oser l’utilisation du terme substitution ?!) représentant des groupes de paroles à but thérapeutique, s’adressant d’une manière anonyme aux cyberdépendants. Les groupes de paroles, crées par les ex-dépendants ou par les familles et les gens de l’entourage, ont la qualité et l’avantage de faciliter le dialogue, dans un premier temps à l’aide des groupes IRC et par la suite en encourageant les dialogues ‘face-à-face’.
Interneters Anonymous, est un groupe d’hommes et de femmes qui partagent leurs expériences, afin de renforcer la motivation de ceux qui ont envie de retrouver une vie ‘normale’ après les comportements cyberaddictifs. Leur programme est calqué sur le modèle utilisé par les Alcooliques Anonymes, avec les douze étapes de reconnaissance de l’impuissance devant l’objet ou le sujet de l’addiction : Internet. Leur manière de rentrer en contact utilise le Web, avec une page qui contient des exemples personnels, des témoignages et les adresses d’autres personnes qui ont besoin ou qui peuvent aider. La seule condition requise dans le cadre de leur programme, est la reconnaissance sans ambiguïté de l’état de dépendance et de la perte de liberté. L’expérience et la réputation des groupes de paroles constitués sur le principe des Alcooliques Anonymes ou des Narcotiques Anonymes, donne une caution de valeur à un site de ce style.
En conclusion, on peut considérer que si la réalité clinique des addictions est un fait unanimement accepté, les nouvelles addictions – jeu pathologique, sexualité pathologique, achats compulsifs – sont encore dans la phase d’acceptation par la communauté scientifique. La difficulté principale est celle de l’établissement des critères valables de définition. Dans la classification de référence à l’heure actuelle (le DSM-IV) ces conduites figurent parmi des « Troubles du contrôle des impulsions », catégorie pouvant englober aussi le concept d' »Internet Addiction « . Une des spécificités de ce problème, est la possibilité de rencontrer une polyaddiction, l’association entre la cyberaddiction, la sexualité assistée par ordinateur, le jeu pathologique et les conduites d’achats compulsifs, étant courante dans les troubles de comportements des personnes impliquées. Le Web avec sa toile invisible qui se répand dans l’espace planétaire, devient un lieu de refuge par excellence pour ces personnes qui n’arrivent pas à s’exprimer, pour qui la parole et le contact humain n’ont plus de valeur véritable. La négation de leurs problèmes, les poussent à se cacher derrière la ‘toile du Web’, dans la ‘réalité virtuelle’ des espaces de conférences, des IRC, des jeux en réseau, là où ils vont rencontrer les autres « cybériens », prêts à échanger l’expression orale par la transmission de leur pensées informatisées.
Et pourtant, l’Internet est le vecteur de la révolution culturelle et scientifique qui va nous aider à devenir plus performants, mieux informés, avec une qualité et une rapidité de véhiculation de l’information sans précèdent. Les étudiants, les enseignants, ont la possibilité de communiquer et de se tenir au courant à tout instant de tous les progrès ; dans le domaine des conduites addictives mêmes, l’Internet offre une base immense de données, des sites de parole et d’échange créés par des ex-addictifs, par des universités ou des associations d’entraide.
L’Internet fait partie actuellement d’une réalité ambientale, le développement futur des ‘autoroutes de l’information’ fera du ‘réseau des réseaux’ un outil très puissant au service de l’humanité. Le réel et le virtuel ne sont plus indissociables ; ils se complètent et s’expliquent réciproquement. L’humanité doit s’efforcer de prendre en compte le besoin d’un changement dans ses rapports au réel et au virtuel entre le monde de la réalité qui est par définition clos et un monde virtuel tourné vers l’infini en relation avec l’imaginaire.
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